Parce qu'elle n'a jamais été aussi vitale en cette période de réchauffement climatique, l'eau ne cesse d'être un enjeu de pouvoir. Deux rendez-vous internationaux viennent de l'attester.
L'échec de la conférence ministérielle, qui s'est tenue le 13 avril, à Barcelone, a porté un coup peut-être fatal à la stratégie sur l'eau, que devait adopter l'Union pour la Méditerranée (UPM). Le lendemain, à Charm el-Cheikh, les neuf pays de l'Initiative du bassin du Nil se sont séparés sur un constat de désaccord.
Dans le premier cas, avec une persistance qui date du lancement du "processus de Barcelone" en 1995, c'est le conflit israélo-palestinien qui a été le prétexte de cette occasion manquée. Le texte de la stratégie sur l'eau faisant référence à la loi internationale, il s'agissait d'une première étape vers la garantie d'un accès équitable à cette ressource dans une région où sa raréfaction est critique. L'adoption d'un tel document aurait donc davantage souligné la politique discriminatoire de l'eau imposée par Israël aux Palestiniens.
A Charm el-Cheikh, l'Egypte et le Soudan ont refusé de remettre en question leurs droits historiques sur les eaux du Nil, que leur contestent les sept autres pays riverains du bassin, en particulier l'Ethiopie, qui contrôle les sources du Nil bleu, c'est-à-dire l'alimentation de 85 % du débit du fleuve. L'Egypte, qui n'aura pas suffisamment d'eau pour les besoins de sa population en 2017, n'a pas l'intention de réduire son quota de 55 milliards de mètres cubes par an.
Le Caire fait donc alliance avec Khartoum pour s'opposer aux projets de barrages envisagés par Addis-Abeba. Au Proche-Orient, qui représente 6,2 % de la population mondiale mais seulement 1,5 % des ressources en eau de la planète, l'enjeu de l'eau occupe une place déterminante dans la géopolitique et les rapports de pouvoir. Ainsi les deux puissances militaires de la région, Israël et la Turquie, imposent-elles une suprématie hydrique à leurs voisins.
La Syrie et l'Irak sont de facto sous la coupe d'Ankara, puisque situés en aval du Tigre et de l'Euphrate, qui ont leur source en Turquie. Leur chance est que le gigantesque projet turc GAP (Projet d'Anatolie du Sud-Est), lancé en 1980 et qui vise à construire 22 barrages et 19 usines hydroélectriques sur l'Euphrate et le Tigre, a pris du retard. Il n'est achevé qu'à 44 %, mais, une fois terminé, il détournera 70 % du débit naturel du premier fleuve et 50 % de celui du second.
"EMBOÎTEMENT"
En 1987, la Turquie a accepté de garantir un débit minimal de 500 m3 par seconde de l'Euphrate. L'Irak et la Syrie ont eu modérément confiance et, en 1989, ils ont conclu un accord prévoyant que 58 % du volume des eaux traversant leurs frontières irait à l'Irak, et 42 % à la Syrie. Cette dernière est très vulnérable : 80 % de ses ressources en eau proviennent de l'extérieur, et elle vient de subir deux années d'une grave sécheresse.
Mais le pire n'est pas toujours sûr : Marwa Daoudy, expert des questions de l'eau au Proche-Orient auprès du Graduate Institute de Genève, explique que Damas a su se livrer à un jeu complexe d'"emboîtement entre les enjeux hydrauliques et stratégiques", dont le résultat a contribué à rebattre les cartes de la géopolitique régionale.
La nouvelle détente entre Ankara et Damas s'est nourrie d'une volonté conjointe : la Syrie a souhaité rompre son isolement diplomatique, et la Turquie, de plus en plus désillusionnée quant à ses chances d'intégrer l'Union européenne, entendait faire fructifier ses racines musulmanes et ottomanes, avec l'ambition de redevenir, outre le grenier à eau et à blé de la région, un médiateur des conflits régionaux.
Dans la phase actuelle, Damas et Ankara ont accepté de taire leur dispute sur l'eau pour privilégier leur relation stratégique. Dans ce "grand jeu" proche-oriental, la Turquie aspire à redevenir l'artisan d'un rapprochement syro-israélien. Mais Israël n'a plus confiance dans les bons offices d'une Turquie qui s'est rapprochée de l'Iran. La dégradation de la relation entre les deux pays pose un nouveau défi à Israël, qui comptait pallier sa pénurie d'eau en se fournissant auprès d'Ankara.
Si, en occupant 70 % des hauteurs du Golan, Israël peut positionner son artillerie à 35 km de Damas, ce n'est pas le plus important : l'Etat juif n'a a priori aucune envie d'abandonner le plateau où le Jourdain prend sa source, pas plus que de rendre à la Syrie l'accès à la rive nord du lac de Tibériade, et le contrôle de la partie aval du fleuve Yarmouk. Pour les mêmes raisons, Israël n'est pas pressé de réviser le partage des eaux, pourtant léonin, avec la Jordanie.
Quatrième pays le moins bien pourvu en eau de la planète, le royaume hachémite a signé un accord de paix avec Israël en 1994, ce qui ne l'empêche pas d'être pris entre deux contraintes : il ne contrôle pas le bassin du Yarmouk, qui lui assure pourtant 40 % de ses réserves, et Israël s'octroie 59 % des eaux du Jourdain, en laissant 23,5 % à la Jordanie.
De plus, ce traité de paix, comme le relève Julie Trottier, chercheuse à l'université de Newcastle et à Oxford, "ignore totalement l'existence d'un futur Etat palestinien". La question de l'eau est une des raisons qui ne laisse pas augurer un règlement prochain du conflit israélo-palestinien.
Source : Le Monde
L'échec de la conférence ministérielle, qui s'est tenue le 13 avril, à Barcelone, a porté un coup peut-être fatal à la stratégie sur l'eau, que devait adopter l'Union pour la Méditerranée (UPM). Le lendemain, à Charm el-Cheikh, les neuf pays de l'Initiative du bassin du Nil se sont séparés sur un constat de désaccord.
Dans le premier cas, avec une persistance qui date du lancement du "processus de Barcelone" en 1995, c'est le conflit israélo-palestinien qui a été le prétexte de cette occasion manquée. Le texte de la stratégie sur l'eau faisant référence à la loi internationale, il s'agissait d'une première étape vers la garantie d'un accès équitable à cette ressource dans une région où sa raréfaction est critique. L'adoption d'un tel document aurait donc davantage souligné la politique discriminatoire de l'eau imposée par Israël aux Palestiniens.
A Charm el-Cheikh, l'Egypte et le Soudan ont refusé de remettre en question leurs droits historiques sur les eaux du Nil, que leur contestent les sept autres pays riverains du bassin, en particulier l'Ethiopie, qui contrôle les sources du Nil bleu, c'est-à-dire l'alimentation de 85 % du débit du fleuve. L'Egypte, qui n'aura pas suffisamment d'eau pour les besoins de sa population en 2017, n'a pas l'intention de réduire son quota de 55 milliards de mètres cubes par an.
Le Caire fait donc alliance avec Khartoum pour s'opposer aux projets de barrages envisagés par Addis-Abeba. Au Proche-Orient, qui représente 6,2 % de la population mondiale mais seulement 1,5 % des ressources en eau de la planète, l'enjeu de l'eau occupe une place déterminante dans la géopolitique et les rapports de pouvoir. Ainsi les deux puissances militaires de la région, Israël et la Turquie, imposent-elles une suprématie hydrique à leurs voisins.
La Syrie et l'Irak sont de facto sous la coupe d'Ankara, puisque situés en aval du Tigre et de l'Euphrate, qui ont leur source en Turquie. Leur chance est que le gigantesque projet turc GAP (Projet d'Anatolie du Sud-Est), lancé en 1980 et qui vise à construire 22 barrages et 19 usines hydroélectriques sur l'Euphrate et le Tigre, a pris du retard. Il n'est achevé qu'à 44 %, mais, une fois terminé, il détournera 70 % du débit naturel du premier fleuve et 50 % de celui du second.
"EMBOÎTEMENT"
En 1987, la Turquie a accepté de garantir un débit minimal de 500 m3 par seconde de l'Euphrate. L'Irak et la Syrie ont eu modérément confiance et, en 1989, ils ont conclu un accord prévoyant que 58 % du volume des eaux traversant leurs frontières irait à l'Irak, et 42 % à la Syrie. Cette dernière est très vulnérable : 80 % de ses ressources en eau proviennent de l'extérieur, et elle vient de subir deux années d'une grave sécheresse.
Mais le pire n'est pas toujours sûr : Marwa Daoudy, expert des questions de l'eau au Proche-Orient auprès du Graduate Institute de Genève, explique que Damas a su se livrer à un jeu complexe d'"emboîtement entre les enjeux hydrauliques et stratégiques", dont le résultat a contribué à rebattre les cartes de la géopolitique régionale.
La nouvelle détente entre Ankara et Damas s'est nourrie d'une volonté conjointe : la Syrie a souhaité rompre son isolement diplomatique, et la Turquie, de plus en plus désillusionnée quant à ses chances d'intégrer l'Union européenne, entendait faire fructifier ses racines musulmanes et ottomanes, avec l'ambition de redevenir, outre le grenier à eau et à blé de la région, un médiateur des conflits régionaux.
Dans la phase actuelle, Damas et Ankara ont accepté de taire leur dispute sur l'eau pour privilégier leur relation stratégique. Dans ce "grand jeu" proche-oriental, la Turquie aspire à redevenir l'artisan d'un rapprochement syro-israélien. Mais Israël n'a plus confiance dans les bons offices d'une Turquie qui s'est rapprochée de l'Iran. La dégradation de la relation entre les deux pays pose un nouveau défi à Israël, qui comptait pallier sa pénurie d'eau en se fournissant auprès d'Ankara.
Si, en occupant 70 % des hauteurs du Golan, Israël peut positionner son artillerie à 35 km de Damas, ce n'est pas le plus important : l'Etat juif n'a a priori aucune envie d'abandonner le plateau où le Jourdain prend sa source, pas plus que de rendre à la Syrie l'accès à la rive nord du lac de Tibériade, et le contrôle de la partie aval du fleuve Yarmouk. Pour les mêmes raisons, Israël n'est pas pressé de réviser le partage des eaux, pourtant léonin, avec la Jordanie.
Quatrième pays le moins bien pourvu en eau de la planète, le royaume hachémite a signé un accord de paix avec Israël en 1994, ce qui ne l'empêche pas d'être pris entre deux contraintes : il ne contrôle pas le bassin du Yarmouk, qui lui assure pourtant 40 % de ses réserves, et Israël s'octroie 59 % des eaux du Jourdain, en laissant 23,5 % à la Jordanie.
De plus, ce traité de paix, comme le relève Julie Trottier, chercheuse à l'université de Newcastle et à Oxford, "ignore totalement l'existence d'un futur Etat palestinien". La question de l'eau est une des raisons qui ne laisse pas augurer un règlement prochain du conflit israélo-palestinien.
Source : Le Monde
4 commentaires:
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