Pour ceux qui aurait suspendu leur abonnement à Libé en cette période ou plus rien n’a d’importance que la couleur du ciel et la température de la belle bleue prenez le temps de lire l’article que nous a livré Christophe Ayad, le 13 aout. Pour mémoire, Christophe est un vrai spécialiste du monde arabe et de l’Afrique, auteur notamment d’un ouvrage sur la Géopolitique de l’Egypte, lauréat du Prix Albert-Londres pour plusieurs de ces reportages sur l’Irak, Dubaï et le Rwanda. Son article « A fond perdu » relate l’histoire du projet de la Grande rivière artificielle que le pouvoir Libyen annonçait comme la solution à tous les maux de la Libye, mais qui n’avait pas considérer le fait que les technologies les plus performantes du monde ne peuvent rien si on ne sait pas « planter des c
houx »… une expérience à méditer…
« La Grande rivière artificielle, projet démesuré de Kadhafi censé puiser l’eau fossile du Sahara vers les terres cultivables de la Libye, n’aura fait naître que de faux espoirs et… quelques tomates.
En anglais, on l’appelle The Great Man Made River. Mais les esprits facétieux n’ont pas tardé à trouver un jeu de mot : «The Great Mad Man River.» La Grande rivière artificielle (GRA) devenant ainsi le «fleuve du grand homme fou». Ce n’est pas complètement faux, tant le projet est le fruit de l’obsession d’un seul homme : le colonel Kadhafi, qui pense avoir bâti, la «huitième merveille du monde». Rien de moins. Hormis l’aspect esthétique qui ne saute pas aux yeux, l’effort était, il est vrai, titanesque. La GRA est en effet le plus important ouvrage de génie civil jamais réalisé au monde. La rivière en question n’a rien de bucolique : elle se présente sous la forme d’un réseau de plus de 4 000 km de tuyaux de 4 mètres de diamètre et 7,5 mètres de long, destinés à amener l’eau fossile du Sahara, pompée par des centaines de puits de forage, vers les terres cultivables et la côte méditerranéenne de la Libye.
D’autres chiffres puisque les exploits se mesurent plus qu’ils ne s’analysent ? Il faudra, à terme, un demi-million de ces tubes géants pour achever la GRA. Les 5 millions de tonnes de ciment utilisées pour le projet auraient permis de construire une route reliant Syrte, au centre de la Libye, à Bombay, en Inde. La somme des forages effectués dans le désert pour pomper l’eau fossile représente 70 fois la hauteur de l’Everest. Quant aux sommes engagées, elles relèvent du secret d’Etat, mais les estimations vont de 35 à 80 milliards de dollars sur un quart de siècle.
Mais pour les Libyens, cette accumulation presque vertigineuse ne dit rien du changement majeur qu’a introduit al-nahr al-senaeï al-azim (la GRA, en arabe) dans leur vie. Ce pays de 6 millions d’habitants - dont 20 % d’immigrés - pour 1,7 million de km2, est à plus de 90 % un désert aride. L’essentiel de la population se concentre sur une étroite bande côtière longue de 1 800 km. Il pleut moins de 200 mm d’eau par an. Une goutte. En tout cas, absolument pas de quoi renouveler les nappes phréatiques qui alimentent les grandes villes de la côte méditerranéenne : la capitale Tripoli, mais aussi Benghazi, Syrte, Tobrouk, là où se concentre aujourd’hui 90 % de la population, à l’origine bédouine. Outre la déplétion des nappes locales, les infiltrations d’eau de mer les rendent de moins en moins propres à la consommation. Or, les besoins de la population libyenne sont évalués à 5 milliards de mètres cubes par an. Beaucoup trop par rapport aux rares ressources immédiatement disponibles.
C’est dans les années 70 que le bouillant colonel Kadhafi a eu sa «vision» de la Grande rivière artificielle. Une manière pour lui de se poser en nouveau leader du monde arabe, comme son idole Gamal Abdel Nasser qui avait marqué les esprits en construisant le haut barrage d’Assouan. Une manière aussi de s’imposer à la tête du Sahel, l’arrière-cour africaine de la Libye, en réalisant le rêve de tous ces pays souffrant gravement de pénurie d’eau.
Quelle est l’idée ? Tout simplement pomper l’eau souterraine de l’immense désert libyque et l’utiliser pour transformer son pays en une oasis verdoyante et surtout produisant de quoi se nourrir. A l’époque, celui que l’Occident considère comme son ennemi public numéro 1, est obsédé par l’idée de devenir autosuffisant. Il n’aura pas complètement tort puisque l’attentat de Lockerbie (270 morts) contre un avion de la Pan Am en 1988 au-dessus de l’Ecosse, vaudra à la Libye d’être soumise à un long embargo - limité toutefois aux armes, à l’aéronautique et aux investissements pétroliers.
Dès le début des années 80, donc, la Jamahyriya - encore un concept forgé par Kadhafi dans son petit Livre vert et qui signifie «la République des masses» - se lance dans le projet de la GRA. Ironie de l’histoire, les études sont confiées à un bureau d’ingénierie américain, Brown & Root, filiale de Halliburton, le géant du BTP et des services que dirigea un temps Dick Cheney, le vice-président de George W. Bush et l’un des néoconservateurs les plus faucons de cette administration. Pour contourner les sanctions américaines visant la Libye, Brown & Root fut obligé de sous-traiter le contrat à son bureau londonien. Au milieu des années 90, nouvelle tuile : la presse fait état de rapports des services de renseignements selon lesquels les gigantesques tuyaux de la GRA pourraient servir à abriter des troupes, des bases de missiles ou des usines d’armement chimique. Qu’à cela ne tienne, la GRA sera construite vaille que vaille et elle devrait être achevée, en temps et en heure, l’année prochaine… plus de vingt-cinq ans après sa conception. Le coût est exorbitant - jusqu’à 17 % du PIB certaines années, notamment quand les cours du pétrole étaient bas, comme dans la décennie 80 - mais personne n’ose remettre en cause le projet fondateur du régime.
Planter les choux
C’est un consortium coréen, Dong Ah, qui a construit l’essentiel des canalisations. Le forage des puits a été confié à une entreprise brésilienne, Braspetro. Mais le pompage se révèle plus compliqué que prévu et la Libye est obligée de faire appel à la Lyonnaise des eaux pour pomper le précieux liquide souterrain.
Car les eaux souterraines du Sahara ne sont pas forcément stockées dans des piscines naturelles qu’il suffirait de découvrir et de pomper. Cette eau fossile, issue de l’époque où le Sahara n’était pas un désert, il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, repose entre 800 et 1 500 mètres de profondeur. Mais elle est parfois emprisonnée dans des micropoches, rapidement épuisées, parfois mêlée à du sable et des boues, ce qui rend le pompage cher et problématique. Autre inconvénient : la nappe souterraine déborde largement les frontières de la Libye, s’étendant sous l’Egypte, le Tchad, le Soudan et l’Algérie. Ces pays accepteront-ils longtemps que la Libye épuise à elle seule cette ressource hautement stratégique et non renouvelable. Car, à la différence des nappes phréatiques côtières, l’eau du Sahara n’est pas renouvelable. Or, les estimations sur la «durée de vie» de la Grande rivière artificielle sont très variables. Plusieurs centaines d’années, jurent les experts libyens. Un demi-siècle tout au plus s’accorde à dire la plupart des spécialistes de la question. D’autant que l’exploitation, déjà hors de prix, ne va cesser de se renchérir au fur et à mesure qu’il faudra déplacer les puits et creuser de plus en plus profond.
Jusque-là, le «fiasco» n’est pas évident et le lecteur arrivé à ce point de l’article se demande légitimement en quoi la Grande rivière du colonel Kadhafi est un prototype de ratage méritant de figurer dans le «Cahier d’été» de Libération. C’est que la GRA est une réussite technologique, qui n’aura servi à… rien au vu des objectifs affichés. Ce n’est pas tout d’avoir de l’eau, encore faut-il savoir planter les choux. Or, les retombées agricoles de la GRA se sont révélées quasiment nulles. Les Libyens, qui restent d’ataviques Bédouins, ne se sont pas mis à l’agriculture malgré les admonestations du Guide. Quant aux fermes collectives où ont été embauchés des milliers de fellahs égyptiens, elles ont toutes les peines à commercialiser leurs produits dans une économie socialiste, dont les prix sont fixés par l’Etat. Résultat, la Libye continue d’importer plus de 80 % de sa nourriture et les grandes villes côtières n’ont cessé de grossir, attirant toujours plus de provinciaux désireux de profiter du confort de la vie moderne et de l’eau courante… »
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