En pleine crise financière, les investisseurs cherchent d'abord à se maintenir à flot. Ils fuient un secteur qui nécessite d'importantes mises de fonds initiales, de longs délais de retour sur investissement, et qui est peu rentable. Si l'on ajoute à cela l'utilisation peu efficiente des ressources, une réglementation insuffisante et un manque d'informations récentes, le secteur de l'eau pourrait bientôt être mis au régime sec.
Les États-Unis et la Chine ont intégré la gestion de l'eau dans leurs plans de relance. Aux États-Unis, l'association Alliance for Water Efficiency estime que chaque million de dollars investi dans ce domaine entraîne la création de 15 à 22 emplois, un gain de production de 2,5 à 2,8 millions de dollars et un gain de PIB de 1,3 à 1,5 million de dollars. Pour redorer leur blason, les investisseurs peuvent difficilement rêver mieux. Mais ils hésitent, car les risques demeurent importants, et les pouvoirs publics auront fort à faire pour les rassurer.
Ces hésitations sont compréhensibles. Pour l'eau et l'assainissement, les recettes proviennent essentiellement des redevances des usagers et des subventions publiques. Ces recettes sont libellées dans la monnaie du pays, ce qui crée un important risque de change si l'investissement est réalisé en monnaie étrangère. De même, la distribution d'eau et l'assainissement sont gérés localement. La faible coordination et la volonté des élus locaux de satisfaire leurs administrés peuvent nuire aux projets de faire passer les tarifs artificiellement bas à des niveaux viables. Cela dit, les pouvoirs publics devraient mieux faire passer ce message : en dépit des risques financiers et malgré une rentabilité potentiellement faible, l'investissement dans l'eau et l'assainissement procure d'importants avantages économiques et sociaux. Une bonne affaire à long terme, donc. Selon l'OMS, chaque dollar investi dans l'approvisionnement en eau et l'assainissement rapporte entre 4 et 12 dollars sur le seul plan sanitaire. Et le rendement est sans doute supérieur sur d'autres plans, comme la scolarisation d'enfants n'ayant plus à aller au puits (surtout les filles), ou la productivité accrue dans l'industrie et dans d'autres secteurs tributaires de l'eau.
Cependant, la crise a remis sur la table les débats philosophiques et pratiques sur les investisseurs privés dans le secteur de l'eau. Ont-ils les moyens nécessaires à long terme et peuvent-ils œuvrer sans faillir pour l'intérêt général ? Des questions qui reflètent certaines réputations ternies dans le secteur financier, et des déceptions causées par plusieurs désengagements, ou un simple désintérêt pour le secteur de l'eau.
Et le retour sur investissement n'était pas le problème principal. Les difficultés rencontrées dans le passé par le secteur privé étaient généralement liées non aux projets eux-mêmes, mais à une mauvaise gestion des risques, à un manque de capacités des pays hôtes et à un climat peu propice aux investissements en général. Les gouvernements devraient agir sur ces facteurs. Que les investissements soient publics ou privés, c'est aux pouvoirs publics de mettre en place les cadres institutionnels, répartir les rôles, responsabiliser les fournisseurs et garantir la production d'un bien public.
Les enjeux dans le secteur de l'eau sont désormais tels que le débat doit dépasser l'opposition public-privé pour aborder les conditions permettant des services de l'eau sûrs, efficients, abordables et durables. Ce qui compte, c'est que cela fonctionne. La majorité des fournisseurs de services de l'eau sont publics, mais il existe bon nombre de fournisseurs privés, dont l'expérience peut s'avérer précieuse pour toutes sortes de situations locales. Par ailleurs, si jadis les grandes entreprises internationales menaient le jeu, une « nouvelle génération » de fournisseurs privés est apparue, dont un nombre croissant d'acteurs locaux et régionaux et de structures « hybrides ». Ces dernières peuvent être des joint ventures, voire des entreprises publiques ayant statut d'entreprises privées à l'étranger.
Le choix de l'opérateur - public ou privé - devrait donc être fait localement, mais de quelle manière ? L'OCDE a élaboré un guide pour aider les gouvernements, en particulier des pays en développement, à répondre à cette question. Si l'option privée est envisagée, ce guide peut aider les décideurs à s'assurer que les relations mises en place répondent à la fois aux objectifs d'investissement à long terme et à l'intérêt général.
Au-delà des principes énoncés dans le guide, un constat s'impose : l'eau attirerait plus d'investisseurs si son prix était juste. Pour de nombreux usagers, payer l'eau est inconcevable. Au Mexique, une loi va jusqu'à exonérer de larges pans du secteur public de tout paiement pour l'eau. Dans beaucoup de pays, on estime que l'eau doit être gratuite car elle constitue un bien essentiel et un droit. Malheureusement, l'assainissement et la distribution de l'eau ont un coût. Persuader les usagers que ces services seraient améliorés si l'on parvenait à mobiliser des investissements privés reste difficile, surtout en pleine débâcle financière. Les prix bas créent une illusion réconfortante, mais à moins d'être accompagnés d'importants investissements publics, ils peuvent être synonymes de service médiocre, de risques sanitaires accrus, et de recours massif à l'eau en bouteille. L'argument n'est pas toujours admis par les fournisseurs, alors même qu'une tarification adéquate améliorerait leur solvabilité. En Amérique latine, par exemple, les banques n'acceptent pas les recettes des opérateurs de l'eau comme garantie de prêt, exigeant souvent des garanties de l'État.
Pour être accepté, le montant des tarifs doit être adapté, et réparti équitablement entre riches et pauvres. Les citoyens doutent de la capacité des gouvernements de redresser une économie à la dérive, craignant de devoir au bout du compte payer la note. Certains évoquent l'impossibilité de faire accepter toute hausse aux ménages les plus pauvres, parfois bénéficiaires de tarifs artificiellement bas. Mais il n'est pas rare que les plus démunis paient beaucoup plus que les classes moyennes, tout simplement parce qu'ils ne sont pas raccordés au réseau de distribution, et doivent s'approvisionner auprès de marchands qui leur vendent une eau souvent de moins bonne qualité. Néanmoins, toute augmentation sera politiquement délicate si elle ne s'accompagne pas d'une amélioration rapide des services. Bien souvent, la classe moyenne profite du maintien de tarifs artificiellement bas, alors que la couverture des services stagne. Faire payer l'eau est juste, car cela peut permettre aux fournisseurs d'élargir leur couverture et l'accès des populations démunies. En résumé, les fournisseurs doivent trouver le bon équilibre entre le niveau des prix et la répartition des coûts entre différents consommateurs.
Certains exemples sont encourageants. Au Portugal, une réforme tarifaire menaçait d'élever la facture des ménages à 10,5 % au-delà du seuil national d'accessibilité financière, suscitant l'inquiétude des ménages. La plupart des ménages concernés étaient concentrés dans seulement 60 des 309 communes. On a donc cherché des solutions adaptées à chacune d'elle, en tenant compte des problématiques locales, et notamment en aidant les fournisseurs locaux. Cette flexibilité a apaisé les craintes des clients et des autorités régionales, les mieux placées pour identifier les besoins et les capacités des populations locales. Une expérience édifiante, y compris pour des pays plus pauvres.
Malheureusement, certains paient beaucoup plus que ce qui est considéré comme « abordable » aux niveaux national et international (en règle générale, entre 3 % et 5 % du revenu des ménages), comme ceux qui, faute de raccordement au réseau, achètent leur eau à des prix parfois exorbitants. Par ailleurs, les critères internationaux ne tiennent pas compte de la volonté et de la capacité des populations locales de s'offrir des services améliorés. Beaucoup de collectivités des pays en développement sont prêtes à payer pour obtenir un meilleur assainissement. Ainsi à Mumbai, l'une des villes indiennes les plus riches, une personne sur vingt fait ses besoins dans la rue, faute de toilettes. Avec le Projet d'assainissement du bidonville de Mumbai, les usagers ont accepté de participer aux coûts de construction de 330 blocs sanitaires publics et de financer leur entretien par des abonnements et des redevances. Quelque 400 000 personnes ont bénéficié de ce projet, qui a servi de modèle à d'autres initiatives dans le cadre de la politique nationale d'assainissement urbain en Inde. Lorsque les plus démunis ne peuvent pas payer, maintenir des prix bas pour tous n'est pas la meilleure solution. On peut instituer une péréquation tarifaire entre consommateurs aisés et pauvres. On peut aussi aider financièrement les seconds à régler leur facture d'eau. Au Chili, les ménages pauvres peuvent bénéficier de coupons qui permettent d'alléger la facture. Dans beaucoup de pays en développement, il est préférable de subventionner l'accès plutôt que la consommation. Cette approche s'est révélée efficace dans les pays où le réseau de canalisations est peu développé et les points d'eau éloignés des habitations. Le raccordement au réseau est gratuit ou peu cher, et les consommateurs paient uniquement l'eau qu'ils consomment.
Mais les ajustements tarifaires ne suffisent pas forcément à rassurer les investisseurs, ce qui se comprend puisqu'une très grande partie de leurs fonds va se retrouver dans un trou noir.
L'essentiel des réseaux de distribution et d'assainissement est souterrain. La détérioration de ces infrastructures et les fuites coûtent cher. Même dans les réseaux bien gérés des pays de l'OCDE, les fuites représentent 10 % à 30 % des pertes d'eau ; dans les pays en développement, cette part est souvent supérieure à 40 % et peut atteindre parfois 70 %.
Dans la zone OCDE, où la plupart des gens ont accès aux infrastructures de distribution d'eau et d'assainissement, celles-ci n'en doivent pas moins être entretenues et respecter les normes sanitaires. Ainsi, le Royaume-Uni et la France devront accroître d'environ 20 % leurs dépenses consacrées à l'eau en proportion du PIB, seulement pour maintenir le niveau actuel des services, tandis que la Corée et le Japon devront augmenter les leurs de 40 %. Dans les pays en développement, si la situation n'est pas forcément effroyable, on est très loin des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a récemment annoncé que l'extension à venir des infrastructures existantes nécessitera 18 milliards de dollars par an, soit environ le double des dépenses actuelles, sans compter les coûts d'entretien, de rénovation et de modernisation.
L'insuffisance des infrastructures ne nuit pas seulement aux ménages, mais aussi aux entreprises. Les enquêtes auprès des entreprises de la Banque mondiale montrent qu'elles n'avaient pas suffisamment d'eau pour assurer leur production une demi-journée par an en moyenne dans les pays de l'OCDE, mais entre 85 et 105 jours par an, soit environ trois mois ou plus, au Kenya, en Tanzanie et en Mauritanie.
Assurer à chacun l'accès à des services d'eau et d'assainissement sûrs et abordables sera difficile, notamment dans les pays en développement. Pour encourager l'investissement, il est indispensable que les gouvernements mettent en place des cadres réglementaires sains, avec des dispositions assurant un recouvrement durable des coûts. Les investisseurs peuvent être rassurés au moins sur un point : s'il n'égalera jamais certains secteurs ultra-rentables qui ont fait florès jusqu'à la crise, le secteur de l'eau offre l'avantage de la stabilité, ainsi que l'assurance d'œuvrer dans l'intérêt général.
Références
OCDE (2009), De l'eau pour tous : Perspectives de l'OCDE sur la tarification et le financement, et De l'eau pour tous : Messages clés pour les décideurs, disponibles sur www.oecd.org/eau
OCDE (2009), Infrastructures en eau et secteur privé: Guide de l'OCDE pour l'action publique, OCDE, Paris, www.oecd.org/daf/investment/water
OCDE (2009), Strategic Financial Planning for Water Supply and Sanitation, document interne, www.oecd.org/eau.
OCDE (2009), Pricing Water Resources and Water and Sanitation Services, document interne, www.oecd.org/eau.
OCDE (2009), Alternative Ways of Providing Water and Sanitation: Emerging Options and their Policy Implications, document interne, www.oecd.org/eau.
OCDE/WWC (2008), Systme de notification des pays créanciers sur les activités d'aide 2008 : Activités d'aide dans le secteur de l'approvisionnement en eau et de l'assainissement, 2001-2006, OCDE, Paris.
1 commentaire:
Ce papier est très intéressant et c'est vrai toujours d'actualité. Cependant, je ne suis pas d'accord sur le constat que les échecs des entreprises privées étaient prinipalement causés par "une muavaise gestions des risques". C'est l'absence de volonté et l'inconstance -pour ne pas dire l'instabilité des gouvernants- qui est la cause de ces échecs.
Enregistrer un commentaire